Catalogue raisonné KIJNO

QUESTIONS

« Les personnes qui vous ont le plus marqué ?

...ma femme, [...] qui tient ma vie à bout de bras... »

Ladislas Kijno

Ladislas KIJNO par Claude-GASPARI

Questionnaire de Proust

Votre rêve ?

Vivre définitivement en Polynésie, pour cueillir à bout de bras les mangues dans la journée et les étoiles dans la nuit.

Mourir à l'île de Pâques.

Être le souffleur de Molière.

Coiffeur de La Joconde.

Une pensée de Pascal.

Voler de fleur en fleur comme les papillons bleus.

Faire le trajet avec les oiseaux migrateurs, du Groenland, au Tchad.

Organiser, aux Champs-Élysées, un défilé de peintres et d'artistes, le 29 juillet, jour de la mort de Van Gogh.

Que la poésie inonde le monde en un énorme déluge, comme au temps de Noé.


Qu'est-ce qui vous fait rire ?

Les critiques d'avant-garde à la Biennale de Venise et à la Documenta de Kassel.

Les réponses des enfants de cinq ans. Exemple : au moment de la mort de Cousteau, un petit gamin répond à unjournaliste qui lui demandait s'il savait qui était le commandant Cousteau : "Oui, je le sais, c'est le monsieur qui met un chapeau rouge pour ne pas attraper de coups de soleil quand il nage dans la mer avec une bouteille de gaz..."

Laurel et Hardy.

Coluche, Popeck.

Fernand Reynaud (surtout "Le défilé militaire" et "pourquoi tu tousses Tonton ?")

Pierre Dac et Francis Blanche dans l'inénarrable sketch du fakir "Votre Sérénité peut le dire ?".

Les Deschiens.

Les histoires de Cafougnette quand elles sont racontées par un vieux mineur qui connaît bien le patois.


Qu'est-ce qui vous émeut ?

Les interminables files de malheureux au Rwanda, au Burundi, avec cette ribambelle de pauvres gosses squelettiques autour desquels tournent les mouches.

La modestie des grands chercheurs.

Les vieilles personnes seules dans une piaule au cinquième étage sans ascenseur.

Un clochard devant une vitrine de charcuterie à midi trente.

"Le dormeur du val" de Rimbaud.

Charlot.

Les jeunes aveugles que je vois passer devant mon atelier et à qui on apprend à se servir d'une canne blanche.

Le premier oiseau qui chante à la fin de la nuit.

Les gens timides.

Ces inconnus à la gare de l'est, avec leurs lourdes valises mal ficelées : ils regardent des panneaux indicateurs qu'ils ne comprennent pas.

L'émotion elle-même.


Votre passe-temps préféré ?

Lire les formes dans les nuages.

Traduire le Nouveau Testament du grec en latin et inversement. Consulter les dictionnaires en tout genre.

Jardiner. Et puis, surtout peindre, peindre, toujours peindre.


Qu'est-ce qui vous agace ?

Toujours les critiques d'avant-garde à la Biennale de Venise et à la Documenta de Kassel.

Le bruit du métal qui grince sur un morceau de verre ou celui de certains tissus qu'on déchire.

Être obligé de faire de l'exercice physique.

Ma grande gueule, disons plutôt ma forte voix, mon débit professoral qui en agace plus d'un, quoique je pense que dans les poubelles de mes paroles, on peut trouver, quelquefois, si l'on fait attention, une petite perle qui ne manque pas d'intérêt.


Qu'est-ce qui vous fait peur ?

Les armes biologiques, chimiques et nucléaires.

La capacité pour notre planète de s'autodétruire.

Le savoir qui devient pouvoir.

L'utilisation d'Internet par les fascistes, des obsédés, des sadiques et des pervers en tout genre.

Que 1260 milliards de dollars changent de mains tous les jours pendant que des millions de gens crèvent de faim ou sont au chômage. Les deux à la fois, bien souvent.


Qui (ou quoi d'autre) auriez-vous aimé être ?

Peintre de Lascaux.

Broyeur de couleurs pour Pierro della Francesca.

Magicien, prestidigitateur, faire sortir des colombes de mon chapeau.

L'orgue de Bach, le clavier de Chopin.

La petite voiture qui se balade sur Mars.

L'auteur du "Cantique des Cantiques".

Figure de proue du navire Jean Bart.

Orfèvre de Toutankhamon.

L'appareil photographique de Nadar.

Assistant de Fellini.

Et, ce qui n'étonnera pas mes amis, prof de philo à Aix-en-Provence.



La blague que vous n'avez jamais osé faire ?

C'était en 1989, à l'atelier des Tropiques du musée Gauguin de Tahiti, où le directeur Gilles Arthur m'avait invité. Le jour tombait rapidement et je dessinais les magnifiques feuilles à longs doigts de l'arbre à pain qui avaient tant inspiré Gauguin dans les paréos de ses vahinés et Matisse dans ses collages. Un inconnu s'approche doucement de moi et me dit : "Vous êtes bien le fils de Gauguin." J'ai appris par la suite que quelqu'un de mon entourage le lui avait fait croire - j'avoue que, pendant un dixième de seconde, j'ai failli répondre "oui".


Votre plus grand regret ?

Ne pas avoir assisté à la prise de la Bastille.

Que ce magnifique sacerdoce qu'est la peinture, tel que nous le concevions aussitôt après ma guerre de 40, soit devenu ce répugnant marigot de la spéculation.


Votre plus grande fierté ?

Ne pas être tombé dans la piège de la spéculation dont je parlais précédemment.

Mon père : patriote polonais, premier prix du conservatoire de Varsovie, déporté en Sibérie par les tsaristes, évadé, mineur dans le Pas-de-Calais, émigré au Canada, gardant l'espoir malgré tout. Je me demande, si psychanalytiquement, je n'ai pas en quelque sorte, réalisé la vocation artistique qui avait été son rêve à lui.

Avoir milité avec Angela Davis. Mon amitié avec elle depuis plus de vingt ans.

Ayant trainé mes godasses dans les ruisseaux des corons, qu'on m'ait proposé d'entrer à l'Institut, ce que j'ai refusé, ne m'en sentant pas la vocation.

Avoir peint en 1950 La Cène de l'église d'Assy, pour le chanoine Deveny et le père Couturier, et réalisé en 1997 la rosace de la cathédrale de Lille, pour monseigneur Vilnet.


Votre plus grosse gaffe ?

Je ne suis pas, je crois, un gaffeur professoral. Je gafferais plutôt par excès de tempérament, ce que j'appelle mon "effet volcan". Mais, s'il fallait véritablement en trouver une : j'ai fait, en 1957, une terrible gaffe pour mon avenir de peintre, en foutant à la porte un très important marchand de tableaux américain qui m'offrait un mirifique contrat d'exclusivité : ce n'était pas ma conception de l'art. Il m'a dit : "J'espère que vous nele regretterez pas." Je ne l'ai jamais regretté, mais j'ai l'impression que, lui, ne l'a jamais oublié.


Votre plus grosse colère ?

Je n'ai pas une nature colérique. Simplement, quand je travaille en équipe, par exemple actuellement pour la rosace de la cathédrale de Lille, il m'arrive de hurler pour redresser la barre. On ne peut appeler cela des colères, tout au plus des coups de vent force 9. Cependant, une chose a failli me mettre véritablement en colère : pendant un débat à la télévision sur l'OTAN, un des participants, à propos des fantassins de l'armée, a parlé froidement de "matière militaire immédiatement consommable".


Quelle trace aimeriez-vous laisser derrière vous ?

Ce n'est pas du tout dans ma démarche de prétendre laisser des traces. Simplement, peut-être quelques signes, quelques hiéroglyphes furtifs, comme les étoiles filantes dans une nuit du mois d'août. Je n'ai malheureusement pas le génie de Rimbaud pour laisser sur la Terre et dans le ciel les traces de "l'homme aux semelles de vent" dont parlait Verlaine.


Votre livre, votre film préféré de l'année ?

Celui de Jean-Pierre Mohen sur les rites de l'au-delà et l'Hermès défenestré de Salah Stétié.

En fait, je ne lis pratiquement plus, je relis : Rimbaud ; mon livre de chevet, et tout récemment Les Mémoires d'un touriste de Stendhal, curieux tour de France qui n'a pas pris une ride.

Quant aux films, c'est comme pour les livres. Je revois. Ai donc revu avec beaucoup d'émotion la Jeanne d'Arc de Dreyer, avec Falconetti.


Récemment, qu'est-ce qui vous a le plus révolté ?

Les massacres en Algérie. Les génocides. Ces milliers de gens dans le monde traités moins bien que des bêtes, ce qui ne nous empêche pas de manger quand nous voyons tout cela à la télévision.

Les attaques contre les Droits de l'Homme. Le racisme, la xénophobie, la nationalisme borné.

La tête en carton de madame Trautmann présentée sur un plat, sans que nous descendions dans la rue.

Les chômeurs, Vilvoorde, les sans-papiers, les sans-logis, les enfants dont on abuse, qu'on viole, ceux qui n'ont pas les moyens de manger à la cantine pendant que l'argent tourne à vide sur toutes les places boursières du monde !

Le négationniste. Le climat malsain créé par les attaques pernicieuses contre la Résistance française.

Je n'en finis pas de me révolter !

Par contre, ce qui m'a le plus satisfait ces temps derniers, c'est la lutte inlassable, bénévole de certains hommes, de certaines femmes - surtout des femmes - pour la liberté et la dignité de notre planète. Chez les hommes, je ne veux pas manquer de citer Théodore Monod, à quatre-vingt-quinze ans, prophète du désert et de la paix, marcheur d'amour. J'ai aussi été très satisfait par la plus grande présence des femmes dans la politique, aux dernières élections.


Le combat ou la cause qui vous tient le plus à coeur ?

Le combat de toutes ces personnes dont je viens de parler et auquel j'essaie de m'associer le plus étroitement possible. Hélas, je vieillis et mes forces faiblissent.

Je tiens aussi, en particulier pour la France et l'Europe, à la cause de la culture et de la connaissance pour tout le monde, jusqu'aux plus démunis, sans exception. Un dictionnaire pour citoyen, Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres !

Avec c'est évident, un toit, un métier et de quoi manger tous les jours. Il faudrait ajouter Mozart dans nos usines. Et je voudrais signaler à ce propos le passionnant travail de Jean-Claude Casadesus, avec son orchestre de Lille, pour faire pénétrer la musique (et de quelle qualité) des plus hauts lieux du monde jusqu'à la prison de Loos.


Les personnes qui vous ont le plus marqué ?

Il y en a tant. Je suis honteux de faire un choix, mais puisque j'ai accepté de répondre à ce questionnaire :

mon père polonais et ma mère française (née à Barlin près de Béthune) dans leur étonnante aventure d'émigrés;

ma femme, hôtesse de l'air rescapée d'un accident d'avion et qui tient ma vie à bout de bras;

sur le plan de la création : Germaine Richier, pour moi un des plus grands sculpteurs du monde, sans qui je ne serais pas devenu ce que je suis;

Paul Gauguin, surtout avec son mystérieux tableau D'où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ?

Sur le plan philosophique, métaphysique que je n'ai jamais quitté : l'abbé Wancourt, mon professeur de philosophie à "La Catho" de Lille pendant la guerre, Jean Grenier, Gabriel Marcel et Nikos Kazantzákis.




Cette interview, à la manière du "questionnaire de Proust" a été réalisé par la journaliste Marie Élizabeth Bogucki en 1997 pour le journal La Croix Nord - Pas-de-Calais, n°1505 du 14 août 1997. Les jours précédents sa mort, Ladislas Kijno avait demandé à son ami Lucien Wasselin de lui imprimer en grands caractères un questionnaire de Proust vierge qu'il gardait avec lui en permanence et méditait en silence. Il n'inscrit sur la page aucune réponse.

Après la mort de Ladislas Kijno, La Croix Nord, ignorant ce fait, publie à nouveau cet entretien pour rendre hommage à l'artiste.

Nous aimons croire qu'il nous livre ainsi un ultime message.
Remerciements à Marie Élizabeth Boguscki et au journal
La Croix Nord.


Source: Catalogue de l’exposition «Peindre à quatre mains. Robert Combas & Ladislas Kijno" au Château de Vascœuil, 29 juin au 27 octobre 2013 (Edition LIENART)

Crédit photo Claude-GASPARI


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